Les citoyens doivent pouvoir maîtriser l’innovation en conscience et sans appréhension

Dans une tribune au « Monde », les consultantes Vanessa Lyon et Laura Ghebali plaident pour que les entreprises sortent de l’activisme expérimental afin de redonner du sens à la « révolution numérique ».

Qu’a-t-on vraiment à gagner aux bouleversements apportés par les technologies numériques à notre vie quotidienne, à notre travail, à nos modèles économiques ? Et, surtout, qui en sont les grands gagnants ? Les nouvelles technologies ont considérablement bouleversé notre société : les modèles économiques fondamentaux sont de plus en plus bousculés, la vie quotidienne est continuellement transformée par de nouveaux usages et, à la jonction des deux, la sphère professionnelle requiert des capacités d’adaptation et de « flexibilité » sans précédent.

L’ensemble des changements simultanés, que chacun vit, participe à créer un sentiment diffus que l’incertitude et l’instabilité actuels pourraient conduire à une fracture sociale.

N’avait-on pourtant pas espéré une ère des réseaux qui participerait à tisser chaque jour plus de liens entre les individus ? S’impose à la place un monde qui se bipolarise, avec d’un côté les « sachants » - une nouvelle forme d’élite qui se construit un monde et un langage créateurs de richesses pour un petit nombre - et de l’autre, de nombreux individus, un peu perdus, et désemparés par l’impression que la marche du monde est en train de les laisser sur le bas-côté. Plutôt que d’y voir des opportunités de croissance et même plus, un cerveau planétaire, beaucoup commencent à vivre la transformation numérique comme une frustration, voire une discrimination.

De plus en plus nombreux sont ceux qui perçoivent un paradigme sociétal associant le progrès technique à un sentiment d’éloignement ou de déclassement… Pourquoi ?

Cette représentation ne serait-elle pas la conséquence d’une mauvaise compréhension de la transformation numérique, souvent cantonnée à une innovation qui concerne les entreprises ? Là est le malentendu ! En effet, une simple conceptualisation d’idée, même technique, ne suffit pas à transformer une entreprise ou une société en profondeur. C’est par l’usage et l’appropriation par l’humain qu’une innovation prend toute sa valeur.

L’effervescence liée au nouveau monde numérique et la turbulence d’informations a poussé de nombreux dirigeants dans une course à l’innovation, en multipliant les expérimentations, les fameux « POCs » (Proof of Concept) qui permettent de dire que l’on est actif... On se livre à des essais pour tester des idées innovantes, à petite échelle. Malheureusement, ces tests ne sont pas assez souvent rattachés à la stratégie de l’entreprise. Même si les concepts sont validés par les essais, ils ne débouchent sur rien de matériel. Quel dommage de tester l’impression 3D, si on ne sait pas quoi en faire, ensuite ! On suit une chance, une intuition ou au mieux une idée émanant de l’identification d’un manque, et, l’objectif est considéré comme atteint à la finalisation de l’essai… Mais quelle est la valeur d’une innovation si celle-ci n’est pas déployée, c’est-à-dire utilisée par un grand nombre ? Ce phénomène est très répandu. 3 entreprises sur 4 ne parviennent pas à aller au-delà du « POC » et à extraire la valeur des innovations en maximisant l’adoption par les utilisateurs finaux (clients ou employés). Des innovations riches et prometteuses se voient réduites à de l’expérience en laboratoire... fermé…

De facto, à l’ère du numérique, seules certaines entreprises semblent avoir le monopole de l’innovation… Cette réalité ne transpirerait-elle pas dans un malaise populaire vis-à-vis d’un numérique, dont la valeur ne serait pas partagée avec le plus grand nombre ?

La logique d’innovation est très étroitement liée à celle de l’intelligence collective. Elle n’est pas un produit, ni même une concrétisation d’une vision, mais plutôt le résultat d’une agrégation de pistes d’amélioration fournies par l’expérience de chacun. Elle se nourrit de l’expérimentation de chaque personne et de la diversité pour devenir une opportunité, une chance quotidienne. Prenons l’exemple de la reconnaissance vocale, une technique qui permet d'analyser la voix humaine captée via un microphone afin de la transcrire sous forme d'un texte exploitable. Cette innovation serait restée réservé à des initiés ou des milieux de spécialistes si Google ne l’avait pas largement diffusé via son moteur de recherche. Aujourd’hui, 20% des recherches sur mobile sont faites par voie vocale. Cette innovation enfin accessible au plus grand nombre devient une révolution qui transforme des comportements. La logique d’innovation est avant tout humaine. Plus précisément, elle est le résultat d’une jonction de personnalités et de compétences dont la valeur augmente par le niveau d’inclusion accepté. Par essence, l’innovation portée par la transformation numérique ne peut pas fracturer le tissu social. Au contraire ! Elle passe par un niveau d’inclusion fort qui, au-delà de son impératif moral, permet d’amplifier l’éventail d’usages et donc d’idées, induisant un cercle vertueux de création de valeur pour tous.

La révolution numérique représente une fantastique source d’émancipation qui peut permettre à chaque être humain de dépasser sa condition. A nous d’être garants d’un niveau d’inclusion suffisant pour partager et faire fructifier la révolution numérique. Arrêtons les POCs, n’ayons pas peur de déployer des applications et de les développer petit à petit. Chaque citoyen a comme responsabilité de tester, expérimenter, apprivoiser les technologies qui s’imposent à lui, dans le but de ne plus les subir et surtout de participer à leur développement. La révolution numérique est la révolution de chacun ! Il n’est question ni d’élite, ni de caste. Seulement des citoyens qui maîtriseront l’innovation en conscience et sans appréhension. C’est la peur qui crée la division. Réconcilions-nous grâce au numérique. Et arrêtons d’innover, pour innover ensemble demain !

Vanessa Lyon & Laura Ghebali